38.
Claire ne se trompait pas.
Une heure avant le début de l’audience préliminaire, son père rendit l’âme. Sa fille l’avait rassuré en lui affirmant que Néfer n’avait rien à se reprocher et que la justice finirait par triompher.
— Je dois m’occuper des funérailles, dit-elle à Ardent.
— Non, va au tribunal ; ton mari aura besoin de ta présence. C’est moi qui te remplacerai.
— Je ne peux pas accepter, je...
— Accorde-moi ta confiance, Claire. Ta place est auprès de ton mari.
— Tu ne sais pas à qui t’adresser, tu...
— Ne t’inquiète pas. C’est lors d’une épreuve aussi atroce que l’on reconnaît ses vrais amis. Je voulais sauver Silencieux en brisant les murs de sa prison, mais c’est impossible. Toi seule peux le soutenir et moi, je dois te venir en aide. Si ton père était un juste, il n’a rien à redouter du tribunal d’Osiris, alors que ton mari peut subir l’enfer à cause de celui des vivants.
Les paroles du jeune colosse étaient rudes, mais elles redonnèrent du courage à Claire. Elle n’avait pas le temps de s’apitoyer sur elle-même et n’avait d’autre solution que de continuer à se battre, même si ses armes étaient dérisoires.
— Moi, juré ?
— Mon cher Méhy, votre désignation a été approuvée par le vizir, révéla le maire de Thèbes. Comme il fallait un gradé, j’ai immédiatement pensé à vous.
— C’est une lourde responsabilité.
— Je sais, je sais... Mais ce n’est pas la dernière que vous exercerez ! Quand cet ennuyeux procès sera terminé, j’aimerais vous confier quelques tâches importantes. Mes gestionnaires vieillissent, il me faut du sang neuf.
— Comme je vous l’ai déjà dit, je suis à votre entière disposition.
— Parfait, Méhy. Et... votre beau-père ?
— Sa santé se dégrade.
— C’est fort ennuyeux... Avez-vous mis en place un système de surveillance ?
— Oui, comme convenu. Des hommes d’une discrétion exemplaire qui n’interviendront qu’en cas de nécessité absolue.
— Quel est l’avis du médecin ?
— Une maladie qu’il connaît mais qu’il ne peut pas guérir.
— Fâcheux, vraiment fâcheux... À propos de l’audience préliminaire, le vizir a ordonné qu’elle ait lieu sur la rive ouest, devant la porte du temple des millions d’années de Séthi, le père de Ramsès. Ici, sur la rive est, il craignait une trop grande affluence de badauds. Un cordon de police empêchera les curieux d’approcher et garantira la sérénité de la cour de justice.
Cette modification de dernière minute déplut à Méhy, mais elle ne changerait rien à l’issue des débats. Néfer le Silencieux servirait de bouc émissaire et la confrérie serait entraînée dans sa chute.
La délégation de la Place de Vérité était formée du vieux scribe Ramosé, du scribe de la Tombe Kenhir et du chef d’équipe Neb l’Accompli. La totalité des habitants du village avait souhaité s’organiser en procession pour se rendre au tribunal, mais Ramosé leur avait déconseillé ce coup d’éclat qui risquait de déplaire aux magistrats et de desservir l’accusé.
— Ne peux-tu demander audience à Ramsès ? demanda le chef d’équipe à Ramosé.
— Elle serait inutile, Pharaon doit laisser agir la justice. En tant que scribe de Maât, je me porte garant de la rectitude de la confrérie.
— Nous pourrions exiger de voir le vizir !
— Ce serait tout aussi inutile. À présent, le sort de Néfer est entre les mains du tribunal.
— Et s’il se trompe ?
— S’il n’existe pas de preuves ou si elles sont inconsistantes, Kenhir et moi-même exigerons l’acquittement.
Neb l’Accompli ne partageait pas l’optimisme de Ramosé. Il n’avait confiance que dans le tribunal de la Place de Vérité où la corruption n’avait pas de siège.
— Je suis persuadé que Néfer est innocent et que l’on cherche à nous nuire, affirma Kenhir.
— Ramsès le Grand nous protège, rétorqua Ramosé. L’œuvre de la Place de Vérité est vitale pour la survie de l’Égypte.
— Il se passe quand même quelque chose d’anormal, comme si un monstre tapi dans les ténèbres avait décidé d’en sortir pour répandre le mal.
— Si tel est le cas, nous saurons lui résister.
— Encore faudrait-il l’identifier ! S’il nous frappe dans le dos, nous serons morts avant d’avoir combattu.
Le doyen des juges de Thèbes déclara ouverte l’audience préliminaire concernant le cas de Néfer, Serviteur de la Place de Vérité, accusé de meurtre sur la personne d’un policier appartenant à l’équipe de nuit chargée de surveiller la Vallée des Rois.
— Sous la protection de Maât et en son nom, déclara le doyen, je demande à cette assemblée de considérer les faits et uniquement les faits.
Étaient présents les jurés qui, lors du procès, auraient à prononcer un verdict, la délégation de la Place de Vérité, et Claire, l’épouse de l’accusé, qui se tenait à la gauche du doyen. Néfer était encadré par deux soldats armés d’un gourdin et d’un poignard.
Il semblait calme, presque indifférent. Quand son regard croisa celui de son épouse, il se sentit prêt à affronter l’épreuve. Par sa présence, elle lui offrait une magie qui renforçait sa sérénité.
— Es-tu Néfer le Silencieux ? demanda le président du tribunal.
— C’est bien moi.
— Reconnais-tu être l’auteur d’un meurtre ?
— Je suis innocent du crime dont on m’accuse.
— Oserais-tu le jurer ?
— Sur le nom de Pharaon, je le jure.
Un long silence succéda à ce serment dont chacun perçut l’importance. Méhy était ravi ; après une telle déclaration, Néfer, reconnu comme parjure, n’échapperait pas à la peine de mort.
— La parole est à l’accusation.
Le chef Sobek s’avança et rappela les faits. Il déplora la rapidité de sa propre enquête et ses conclusions hâtives, et communiqua au tribunal la lettre anonyme, mais parfaitement informée, qui accusait Néfer. À partir de cette révélation, il avait réfléchi et conclu que Néfer, en effet, était un coupable plausible, d’autant plus qu’il ne disposait d’aucun alibi pour la nuit du crime. Élevé dans le village des artisans, il avait forcément entendu parler des richesses de la Vallée des Rois et avait conçu le projet insensé de s’en emparer. Surpris par un garde, alors qu’il tentait de repérer un itinéraire pour s’introduire dans le domaine interdit, il n’avait eu d’autre choix que de le tuer. Avec l’esprit calculateur qui le caractérisait, Néfer s’était ensuite réfugié dans le village où la police n’avait pas le droit de pénétrer.
— Cette grave accusation ne repose que sur un document anonyme, observa le doyen.
— À l’évidence, répondit Sobek, elle a été écrite par un artisan pris de remords et qui souhaite que la vérité éclate. De plus, les faits s’enchaînent de manière implacable.
Le doyen s’adressa à Néfer.
— Où te trouvais-tu la nuit du crime ?
— Je ne m’en souviens plus.
— Pourquoi es-tu revenu au village ?
— Parce que j’avais entendu l’appel.
L’administrateur de la rive ouest demanda la parole.
— La défense de Néfer est dérisoire ! Ce garçon est un aventurier, doté d’un sang-froid redoutable et capable du pire. Qu’il comparaisse devant un jury qui le condamnera pour meurtre et parjure.
— Une preuve décisive manque, estima le doyen.
— Peut-être pas, objecta Sobek. L’un de mes hommes, qui patrouillait ce soir-là sur le lieu du crime, se souvient d’avoir aperçu un rôdeur.
On fit comparaître le policier qui, impressionné par le doyen et les jurés, eut la plus grande peine à s’exprimer, mais finit par admettre qu’il croyait bien avoir reconnu l’accusé.
Le doyen n’avait plus le choix.
— Je décide donc...
— Un instant.
— Qui ose m’interrompre ?
Une femme âgée, mince, aux magnifiques cheveux blancs, se présenta devant le président du tribunal.
— Néfer le Silencieux est innocent.
— Qui es-tu ?
— La femme sage de la Place de Vérité.